Rencontre avec Marie-Orange Rivé-Lasan & Jin-Ok Kim, Maîtres de conférences à l’UFR LCAO de l’Université Paris Diderot dans la section d’études coréennes
M-O Rivé-Lasan : L’importance de « la face » en Asie est connue à travers l’expression « perdre la face » souvent rattachée à la culture chinoise. On invite les Occidentaux qui veulent améliorer la communication interculturelle avec la Chine et le reste de l’Asie à « éviter de faire perdre la face » à leurs interlocuteurs asiatiques. Ne pas respecter cette consigne pourrait faire perdre des contrats, de faire capoter des négociations ou des coopérations. Il faut donc ménager une issue de sortie acceptable dans la discussion pour que personne ne se retrouve piégé au pied du mur. En Corée, la « face sociale » est également très importante, en particulier en Corée du Sud où le développement économique fulgurant a suscité un esprit de compétition et des habitudes liées à une société de consommation très technologique, mais aussi où la crise économique actuelle a pour conséquences des tensions sociales accrues avec le déclassement de certains dans les classes moyennes et le creusement des inégalités sociales.
J-O Kim : En effet, dans les réunions d’anciens élèves, par exemple, comme dans les autres réunions d’anciens d’associations variées, très prisées en Corée, il n’y a souvent que ceux qui ont réussi qui viennent, car on y étale sa situation. Taille de la voiture, quartier d’habitation, habillement, statut social sont montrés ou cachés. La réussite se juge en quelques secondes au sac à main de grande marque, à la renommée de l’école des enfants, au prestige du quartier, etc… La réussite sociale est très importante dans la société sud-coréenne actuelle qui est devenue très matérialiste et où le statut, l’apparence et la capacité financière prévalent.
M-O R-L : On comprend bien qu’un scandale qui touche une famille ou un individu entache directement l’image sociale de la famille entière. Le scandale social provient de sa révélation publique et entraîne systématiquement une dégradation de l’image sociale. Cela touche aussi bien les auteurs du scandale que les victimes qui se trouvent dans les deux cas « souillées » et deviennent infréquentables.
LA HONTE SOCIALE
J-O K : Les sources de la honte sociale peuvent être multiples : violences conjugales, agressions sur mineurs, relations extra-conjugales, abandon des personnes âgées (cadavres découverts à leur domicile), harcèlement sexuel, handicap physique ou mental d’un enfant, abandon d’enfant à l’adoption, filles-mères, concubinage, divorce (autrefois), meurtre des parents, agressions sexuelles, viol, pédophilie, non réussite au concours d’entrée à l’université, échecs professionnels, etc… En France aussi, cela choque et est considéré comme honteux, mais peut-être pas dans les même proportions qu’en Corée, où cela devient vraiment un problème grave à partir du moment où c’est révélé sur la place publique. En France, une victime peut être soutenue par des associations d’aide aux victimes, avoir un comité de soutien dans son quartier, être médiatisée pour défendre une cause et faire en sorte que cela ne se reproduise plus. Elle peut ainsi se faire entendre alors qu’en Corée elle va se retrouver ostracisée et marginalisée. On la fait taire socialement. Cependant, les services d’assistance aux victimes commencent à se développer aussi en Corée depuis l’affaire du suicide d’un collégien en 2011. Certains experts[1], depuis longtemps, expliquent que dans les sociétés asiatiques, et en Corée en particulier où le collectif prime sur l’individu, la honte est engendrée par le regard des autres, alors qu’à l’opposé, en Occident, c’est la culpabilité qui semble dominer.
M-O R-L : La Justice fait son travail en Corée du Sud. Des lois existent. Il y a des enquêtes. On peut porter plainte et les coupables peuvent être jugés. Cependant, le jugement public atteignant directement l’image sociale des familles est perçu comme également « honteux ». Il existe une possibilité de déposer aux tribunaux une requête (t’anwn., parfois traduit par «pétitions ») pour demander des allègements de peines ou pour dénoncer le traitement d’injustice dont on a fait l’objet. Certains auteurs de crimes négocient avec les victimes contre des compensations financières des arrangements amiables plus ou moins secrets, pouvant aller jusqu’au retrait des plaintes, et utilisent ce moyen de requête afin d’obtenir des allègements de peines. Intimidations et pressions à la hauteur des enjeux en termes d’image et de statut sociaux sont exercées sur les victimes et leurs familles. Les familles des coupables n’acceptent pas facilement les décisions de la justice et tentent tout pour améliorer le sort de leurs proches incriminés.
DES VICTIMES STIGMATISEES
J-O K : Pour les victimes de crimes dits honteux, en général, c’est un changement de vie qui s’impose, avec un déménagement dans un autre quartier pour échapper aux pressions des familles des criminels, mais aussi à l’ostracisme social. Il peut s’agir aussi d’un départ à l’étranger. Le statut des victimes mineures est d’autant plus fragile que la situation familiale de la famille est précaire en cas de divorce et de pauvreté. Les victimes issues de familles aisées se défendent mieux. Dans le cas de mineures non soutenus par leurs familles, ce sont parfois les enseignants qui peuvent trouver des solutions temporaires pour les protéger. L’État assure peu ce rôle. Le transfert d’une école à l’autre, en cours d’année, est une procédure courante en Corée du Sud notamment en cas de violence entre élèves. Mais la plupart du temps les transferts d’une école à l’autre sont dus à des déménagements par ailleurs très nombreux. Cette décision est prise par les responsables des établissements ou les familles pour éviter que le scandale ne les atteigne aussi. Il s’agissait d’une recommandation faite à la victime prévue dans la loi de la prévention des violences à l’école ; le but était de protéger la victime. Mais en l’absence de système d’assistance aux victimes, l’école et les enseignants n’avaient pas de moyens d’aide et abandonnaient les victimes ; celles-ci étaient soit traitées comme des criminels, soit devaient changer d’école pour éviter l’agresseur. Suite à plusieurs cas de suicides d’élèves révélant au grand jour la violence généralisée, notamment des rackets à l’école, cette situation injuste pour la victime a été dénoncée. C’est seulement récemment, depuis 2011, que la loi a changé : depuis deux ans, c’est l’élève, auteur d’agression, qui doit changer d’école. La réputation des collèges et lycées privés est importante car ils sont vecteurs de la réussite sociale en préparant les élèves au concours national de fin d’études secondaire. Beaucoup d’argent est en jeu. Le pouvoir des parents y est très important, car les plus influents participent aux réunions des conseils d’administration.
M-O R-L : Il semble que l’image sociale négative qui est attribuée aux individus par la société sud-coréenne soit une image que l’individu lui-même n’a que peu de pouvoir de changer par son action ou son attitude. C’est d’autant plus vrai si l’individu en question est victime d’un crime qui dérange la société. Une des réponses est le suicide de la victime poussée à bout psychologiquement, ou bien comme ultime protestation en l’absence d’autres moyens de se faire reconnaître comme victime, ou comme sacrifice pour épargner sa famille… Une autre solution consiste à faire profil bas, à se cacher et à dissimuler son passé « honteux », quitte à susciter un nouveau scandale par la suite lorsque cela sera découvert. Dans tous les cas, c’est l’impasse.
J-O K : Il y a une réaction assez culturelle face aux questions liées à l’image sociale. Les Coréens sont impulsifs et fonctionnent beaucoup avec une logique de groupe. Bien sûr, en fonction du niveau d’éducation et du mode de vie plus au moins populaire lié au quartier, il y a des différences. On peut assister parfois à une « correction en public » pour punir un membre ayant eu une conduite « honteuse ». Par exemple, une épouse légitime peut aller « crêper le chignon » de la maîtresse de son mari aidée de ses amies… Quelqu’un qui n’est pas correct en affaire peut faire l’objet d’un passage à tabac en public… Ce n’est pas légal, mais culturellement toléré. Et ceux qui font l’objet de la correction ne porteront pas plainte. C’est comme si justice était faite par les civils eux-mêmes. La cible de la punition collective perd la face dans son quartier ; elle va être montrée du doigt pour avoir fauté. Elle est désormais perçue comme un mauvais élément, ce qui est grave pour elle car cela va entraîner un ostracisme social.
M-O R-L : Même en cas de divorce, il y a un enjeu en terme d’image sociale. Souvent, par exemple, la mère pouvait abandonner le mari et les enfants, couper tous les ponts, pour avoir une chance de se remarier sans révéler son passé « honteux ». En cas de besoin de soutien du milieu familial, cela peut poser problème. Elle est aux abonnés absents.
J-O K : Dans les cas de scandales à l’encontre de mineurs, les parents « puissants » peuvent jouer parfaitement leur rôle de protection de leurs enfants -criminels- pour éviter qu’il y ait des traces du scandale dans leur dossier. C’est plus délicat pour les victimes. Si jamais les parents sont défaillants ou démissionnaires, ostracisés eux-mêmes, pauvres, brisés par la vie ou handicapés, les enfants peuvent trouver le soutien de référents comme les professeurs. Certains parents peu scrupuleux voient une opportunité d’obtenir de l’argent car, si ils sont déjà en situation précaire, le scandale n’est pas dramatique socialement pour eux. Dans tous les cas, la victime renforce le malheur de la famille.
Au cinéma ou à la télévision, les victimes de drames honteux font souvent l’objet de vengeances redoutables. Dans la vraie vie, on constate plutôt l’impossibilité de changer sa situation ou son destin si on a une image sociale dégradée ou entachée par un malheur honteux pour la société elle-même, surtout si on en est la victime. La honte personnelle, le fait d’être montré du doigt et rejeté par la société sans pitié même si on est victime d’un drame, sont autant de facteurs qui jouent dans le processus d’isolement qui est imposé par la société en cas de perte de face sociale, en particulier sur des individus sans défense, jeunes ou pauvres. « La voix du plus fort est toujours la meilleure…. » comme disait Jean de La Fontaine.
Marie-Orange Rivé-Lasan est spécialiste de l’histoire contemporaine de la Corée, Marie-Orange Rivé-Lasan, Maître de conférences à l’UFR LCAO de l’Université Paris Diderot dans la section d’études coréennes, s’intéresse en particulier aux élites sociales et aux évolutions de la société sud-coréenne actuelle. Ayant vécu longtemps en Corée du Sud, elle se rend régulièrement dans ce pays pour des missions de recherche.
Jin-Ok Kim est Spécialiste de la langue coréenne, Jin-Ok Kim, Maître de conférences à l’UFR LCAO de l’Université Paris Diderot dans la section d’études coréennes, s’intéresse aux différents phénomènes de langue en coréen contemporain en relation directe avec l’évolution de la société. Née en Corée, ayant longtemps vécu en France, elle se situe au carrefour des deux cultures.
[1] comme l’anthropologue Ruth Benedict, avec son livre Le Chrysanthème et le sabre paru en 1946, puis plus récemment comme Chin Chung-gwon, universitaire, spécialiste d’esthétisme, dans un article paru dans la Revue hebdomadaire Donga en janvier 2007.
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