ENTRETIEN AVEC LAV DIAZ
Par Alexis A. Tioseco*
1 – Juillet 2007
Un de vos premiers films était un documentaire sur les enfants des rues, et vous m’avez dit que vous aimeriez le détruire, parce que ce film vous avait permis d’aller aux États-Unis, mais vous ne parveniez pas à concilier le fait que vous aviez profité de ce travail, et celui que la vie des sujets filmés restait la même. Death in the Land of Encantos est entre documentaire et fiction : vous avez commencé par filmer la population de Bicol frappée par le typhon, puis décidé d’écrire une histoire. Seriez-vous en cela attentif à une dimension éthique du documentaire qui rendrait la fiction indispensable. Souhaitez-vous toujours détruire votre documentaire sur les enfants des rues ?
Après avoir lu un article du Philippine Daily Inquirer sur les suites de Reming (Durian est son nom international), le plus violent typhon qui ait jamais frappé le pays de mémoire d’homme, j’ai décidé de tourner sur place, sans penser à un documentaire, mais plutôt à un enregistrement d’images de la tragédie, d’entretiens avec les survivants, pour ensuite confier le tout à une ONG, à la mission ONU de la zone, ou à une agence, une fondation, une institution à laquelle ce matériel pouvait être utile. Je voulais faire quelque chose. Je pensais que je pouvais apporter ma contribution avec ma caméra. J’étais troublé par l’apathie des gens en dehors de Bicol. Ils réagissaient comme si rien de particulièrement grave ne s’était passé, bien qu’ils aient su la tragédie par les infos. « Ah, talaga, maraming patay. Maraming nalibing ng buhay. Grabe pala, ano » – « Eh bien, des tas de gens sont morts, beaucoup ont été ensevelis vivants, c’est terrible, hein ? ». Point final. Et les voilà qui retournent à leurs idioties locales bien contemporaines, du genre : « que devient notre passe-temps national Kris Aquino, [fille de l’ex-présidente Cory Aquino, présentatrice de jeux télévisés] avec son nouveau mari et sa grossesse »… Moi-même je n’avais pas pris la mesure de l’ampleur de la catastrophe avant d’en lire certains comptes rendus.
Et puis, je suis très attaché à Bicol. Le dernier tournage de Evolution of a Filipino Family a été effectué à Ligao et Guinobatan, Albay, et Rawis à Legazpi City en novembre 2004. Et une grande partie de Heremias, Livre Deux a été tournée dans cette région d’août à octobre 2006. Certains de mes lieux de tournage ont été totalement anéantis par le typhon, des villages comme Guinobatan, Daraga, Arimbay, Sto. Domingo, Padang, Pawa, Rawis, Cagsawa.
Quand je suis arrivé là-bas, j’y ai trouvé l’enfer. L’odeur de la mort était partout. Ce n’était que dévastation, destruction, folie, douleur, tristesse, intolérable souffrance, désarroi absolu. Des villages entiers avaient disparu, des centaines de personnes avaient été ensevelies vivantes, des centaines d’autres étaient portées disparues. Pompéi. Pire que l’éruption du volcan Mayon de 1814. Je n’avais qu’à viser et déclencher, tout faisait partie de la tragédie, elle était partout. Je tournais en silence, en essayant de donner sens à ce désastre. A l’époque, un documentaire prenait forme, qui suivait une sorte de trame inconsciente : j’allais voir les lieux où j’avais tourné, revoir les amis. « C’est ici que nous avons tourné telle scène, nous avions placé la caméra là. » A présent, les arbres ont disparu, la route s’est changée en torrent. « L’acteur principal marchait là, nous le suivions. » La route n’est plus, elle est recouverte de sable et d’énormes rochers, certains plus grands que les cabanes de bambou locales, dont on se demande comment le typhon a pu les déplacer jusque-là. « Plusieurs scènes se déroulaient dans cette maison. » Une moitié de la maison a été emportée, le propriétaire dit qu’ils ont tous failli se noyer. Je rejouais les mouvements d’appareil, j’imaginais que les personnages étaient encore là, comme si je faisais une deuxième ou une troisième prise de la scène. C’était un exercice extrêmement déprimant. Je pensais organiser des juxtapositions : des scènes des deux films, et les traces de la catastrophe dans les décors où nous les avions tournées, et bien sûr, la tragédie telle que l’exprimaient les gens que nous interrogions, et ceux qui avaient participé aux deux films. C’était la mise en scène initiale du projet : un exercice de tourné-monté dans ma tête.
De retour à Manille après une semaine de tournage, j’ai regardé le matériel. C’était très douloureux. Je n’en dormais plus. J’ai décidé de changer d’approche, en mêlant documentaire et fiction. J’avais déjà une histoire en tête et j’en ai écrit les grandes lignes. Nous avons contacté trois acteurs de théâtre, Roeder, Perry Dizon et Angeli Bayani, deux non professionnels locaux, le peintre Dante Perez et Sophia Aves, pour les rôles principaux. Je leur ai dit que nous improviserions. J’ai choisi quatre personnes pour travailler avec moi au son, à l’organisation et à la photo. Je faisais l’image. Une toute petite équipe.
Les premières semaines, nous circulions en carriole à trois roues, ensuite nous avons circulé dans une petite camionnette pas chère. J’écrivais le scénario au fur et à mesure du tournage. J’écrivais la nuit, et avant le petit-déjeuner, ils lisaient les scènes de la journée. J’ai choisi les villages engloutis de Padang comme lieu principal de l’histoire. Nous avons tourné le film en six semaines, de décembre 2006 à janvier 2007. J’ai ajouté des scènes en mai, juin et juillet 2007, tournées à Pila, Laguna et Makati. J’ai passé ces trois derniers mois dans la salle de montage. Je ne suis pas certain de pouvoir arriver à un montage définitif pour août (2007). Je me débats avec la structure et le contenu, une bataille esthétique féroce, parce que l’histoire ne cesse d’évoluer et je suis au service du propos : théorie contre sens commun, intellectualisation contre simplicité sensible, mise en roman contre simple honnêteté. La forme change constamment, c’est pourquoi je ne pouvais plus m’arrêter de tourner, je ne pouvais plus m’arrêter de voir, revoir, remonter le montage initial. Et en réalité, j’ai détruit tout le premier montage, une version de sept heures, dans un accès d’exaspération et de colère, et j’ai tout repris à zéro. Je ne me plains pas, cela m’a fait du bien. J’ai été capable de me sortir du piège maléfique du montage automatique.
Ajouter la fiction est devenu impératif, car je voulais un discours plus ample; l’énigme du majestueux et imposant volcan Mayon, un des acteurs principaux de Encantos, est une métaphore parfaite de la beauté, de la nostalgie, de l’amour du pays, de la corruption, du pouvoir, de l’humilité, de la mort, de la destruction, de la rédemption, de la vérité, de la thèse de la douleur et de la souffrance comme vérités majeures de l’existence. La décision d’inclure de la fiction est une décision esthétique. Très personnelle, aussi. Je pense qu’un « simple » documentaire serait très fort, mais ma peur de le faire remonte au film sur les enfants des rues, et à l’inachevé Sarungbanggi ni Alice (Night of Alice). Je me suis vu comme un intrus, un envahisseur, un opportuniste spéculant sur les malheurs des autres. Je ne voulais pas revivre cette culpabilité. Je voulais aussi expérimenter une certaine forme, et mieux contrôler la direction de son contenu. Donner de l’équilibre. La fiction vous place à de nombreux niveaux : observateur, critique, philosophe, créateur empathique, participant, poète souffrant, homme qui perd tout. Vous créez des personnages et leurs histoires. La fiction a en quelque sorte changé l’axe de ma caméra. Tourner les parties documentaires était comme travailler dans une zone de combats. C’était la réalité. Ni « si », ni « mais ». On pouvait sélectionner les plans, les personnes avec qui parler, mais c’était la réalité. On voyait des choses mais sans savoir ce qui allait frapper. L’expérience de l’immersion, ou la douleur de l’immersion, est caractérisée par l’inconnu. L’incontrôlable. Parfois, c’était si immédiat que cela échappait à notre contrôle. Nous nous mettions à pleurer. Avec la fiction, il y a du contrôle. On écrit un synopsis, des dialogues, on parle avec les acteurs, on répète, on choisit les axes. On prépare. Mais pendant les prises, quand les acteurs sont eux-mêmes en immersion, une autre dynamique s’installe. Et de la même manière, nous nous mettions parfois à pleurer quand une scène nous frappait. Avec la fiction, on détruit tous les coussins protecteurs de l’homme à la caméra irresponsable qui enregistre, tourne les talons, rentre chez lui, monte les scoops et attend la catastrophe suivante, et pour qui l’enregistrement du malheur est un simple job.
Le documentaire de 1992 sur les enfants des rues… j’ignore s’il existe encore. Je suis un peu apaisé, bien que je sois encore hanté par le souvenir des enfants que j’ai interviewés.
2 – Janvier 2008
[Attention, la suite de l’entretien comporte des spoilers]
Pensez-vous qu’il soit juste de dire, étant donné la fin du film, une scène de torture (alors que vos autres films se terminaient en catharsis ou dans l’espoir), que Death in The Land of Encantos est un film cynique ?
On peut l’interpréter ainsi, mais on peut aussi voir cette fin comme un affrontement. J’affronte la question de l’artiste qui redéfinit son rôle, du Philippin qui redéfinit sa position en fonction des conditions de son pays aujourd’hui. La scène finale est très précisément centrée sur les exécutions illégales, mais elle englobe tous les problèmes de notre culture, de notre pays. Nous ne pouvons plus attendre, nous devons affronter cela, maintenant : c’est le sens de cette fin. Je l’ai pensée ainsi de manière très délibérée. J’ai même fait chanter l’hymne national au tortionnaire pendant qu’il torture sa victime, l’activiste, le poète. Mais c’est la vision du créateur, ma vision. Bien sûr, c’est risqué, les spectateurs peuvent donner un autre sens à cette scène, mais j’y suis ouvert, c’est ça le cinéma. Cette fin est cynique, mais aussi pleine d’espoir grâce aux questions que cet affrontement veut soulever. C’est une manière de chercher des réponses dans notre peuple, dans ce qu’on appelle le public, les spectateurs, de les mettre au défi d’agir.
On voit cet homme torturé et rien ne se passe. Cela arrive au jour d’aujourd’hui dans notre pays, des gens sont kidnappés, en particulier des activistes, et nous n’obtenons aucune réponse. Nous devons chercher ces réponses maintenant, affronter ces questions.
Tandis que dans vos films précédents existaient des intermédiaires entre le public et vous, des artistes, par exemple (tels Lino Brocka dans l’entretien reconstitué de Ebolusyon, le documentariste en arrière-plan de Batang West Side), dans celui-ci, beaucoup de ce que disent et se disent les trois personnages principaux, même si le propos est différent, semble venir directement de vous. Pourquoi ressentez-vous le besoin d’être plus didactique avec ce film qu’avec les autres ?
Tous mes films sont personnels, parce qu’ils sont mes œuvres, mais avec Encantos, tous les personnages de fiction expriment des pensées qui procèdent des miennes. C’est une démarche délibérée, je mets en place ces réflexions sur notre société, sur notre culture, sur ce qui se passe aujourd’hui dans notre milieu. Je crois que c’est le plus personnel de mes films dans la mesure où tous les personnages parlent, et expriment mes réflexions sur ce qui se passe aujourd’hui. C’est mon travail le plus didactique, mais l’aspect didactique du film ne veut pas s’imposer autoritairement. Il est dans les pensées des personnages. Ils parlent, ils agissent, ils jouent, il y a une trame dramatique, une histoire, une intrigue, et bien sûr le côté documentaire. Le didactisme est important… aujourd’hui. Nous devons nous faire entendre de nos compatriotes. Nous devons exprimer quelque chose qui ait de l’actualité. Je critique l’égoïsme de l’artiste dans nos milieux, la négligence et la corruption, le rôle des militaires dans les exécutions illégales. Je critique aussi le rôle de la nature, la contradiction au cœur de la nature, et la menace qu’elle fait peser sur la vie de notre peuple – le volcan Mayon est une métaphore : magnifique et destructeur.
Un certain didactisme est important en ce moment, mais sans la propagande. Je fuis la propagande, j’ai toujours fui la propagande. La propagande n’a aucune place dans l’art.
Est-ce le chemin que vous allez suivre désormais ?
Je l’ai toujours suivi, quoique Encantos soit plus direct. Mes autres films sont plus narratifs, plus centrés sur l’intrigue, sur un épisode ou un chapitre de notre histoire nationale. Dans Encantos, l’expression est plus directe dans le dialogue. Dans les autres films, le spectateur devait pourvoir faire l’expérience du parcours en même temps que les personnages. Ici, les personnages disent comment ils se définissent, comme Catalina, qui dit : « L’importance de l’artiste ? C’est de la blague ! » Elle dit ainsi à tous « Ne nous prenez pas au sérieux parce que nous sommes très égoïstes avec tout ça. »
Il en va de même pour la torture : elle est vue, elle est en actes. Et Hamin (Benjamin) dit à Teodoro qu’il hait le pays à cause des chaînes qu’il lui a fait porter. C’est le récit sincère d’un artiste qui a souffert à cause de tous les combats du pays, le combat de sa famille, le combat des gens.
Mon prochain projet pourrait être Oryang, qui traite à nouveau d’une période précise de notre histoire : la révolution philippine contre l’Espagne et l’Amérique. Mais il pourra aussi aborder les mensonges de notre culture, la manière dont nous nions la vérité sur ce qui est arrivé à [Andres] Bonifacio, ce qui est arrivé à la révolution – comment elle a échoué parce que le père de la révolution a été tué, trahi, par un pseudo révolutionnaire [le général Emilio Aguinaldo]. Nous nions ce fait. C’est un des événements majeurs de l’histoire du pays, et nous n’affrontons toujours pas la vérité : oui, Aguinaldo a été exécuté, lui le père de la révolution. Et nous considérons le traître comme un héros, c’est terrible. C’est la même chose avec les Marcos : aujourd’hui on publie des livres où Marcos reste un héros. Tous ces éléments révisionnistes nous entourent, et nous les ignorons. Il se trouve bien sûr des gens pour en parler, des éditorialistes pour écrire, mais quel effet cela a-t-il sur les gens ? Aucun. C’est que toutes les forces doivent travailler ensemble : l’art, l’éducation, tout. Nous employons encore des manuels scolaires qui comportent des mensonges sur notre histoire. Les Américains ont édité des livres d’histoire; ces manuels sont encore en usage dans les écoles et les lycées, et nous ne les avons pas corrigés. Alors, oui, peut-être, le didactisme est-il important, aujourd’hui.
Vous avez tourné une quantité importante de matériel documentaire et décidé de ne pas monter certaines images…
J’ai tourné 30 heures. Je tournais sans arrêt, les lieux dévastés, j’interviewais des gens… A la fin, j’ai écarté toutes les images où l’on voyait des morts. J’avais emprunté du matériel à des gens au tout début, car en une semaine, tout avait disparu, les cadavres avaient été évacués. Le film parle de la mort.
La mort rôde sur tout, on la voit, on la sent : inutile de montrer des cadavres. C’est une question de fond : il s’agit de combiner la métaphore et le réalisme avec plus de force. Dans les parties documentaires, les gens parlent, et le spectateur peut voir le silence, la dévastation. Une histoire sur la mort, plutôt que le spectacle de la mort. Il s’agit de la rendre présente dans la trame générale.
« La beauté est le commencement de la terreur » : cette phrase paraît vous avoir inspiré. En quoi est-elle liée au volcan, mais aussi à l’art et au combat que ce film vous a fait vivre ?
Le danger de l’art. Parce qu’on cherche la beauté. La recherche de la beauté, de la vérité, la représentation et la recherche des impressions : cette recherche est dangereuse si elle ne s’attache pas réellement à la vérité et à la beauté. Beaucoup de travaux de création l’évitent, ne serait-ce que dans le cinéma, où circulent des tas d’idioties animées par la seule vanité. Je parle des dangers de la recherche de la beauté. Il faut beaucoup de prudence, le résultat peut être le contraire de la vision artistique, et fausser la relation au spectateur. Regardez le cinéma « industriel » : tout y est faussé, il fuit la réalité.
C’est de cela qu’il s’agit : de la beauté et du divertissement per se, car beaucoup de gens considèrent l’art comme un divertissement. C’est en soi une erreur que de ne pas voir l’art comme un mouvement vers la vérité, la justice, pour une plus haute beauté. Tout transpire la vanité, le goût de l’argent, le désir d’être célèbre et de faire fortune. La métaphore du volcan Mayon, aussi beau que destructeur, s’applique à tout, aux problèmes de notre culture, aux problèmes de l’art. Cette phrase de Rilke (Elégies de Duino) est très honnête, très puissante. Dans mon premier montage, je l’avais placée en tête du film, ensuite, je l’ai supprimée. Je n’ai pas à imposer la pensée de Rilke, mais à en faire faire l’expérience. Je n’avais pas à citer cette phrase, elle est là.
*Alexis Tioseco (1981-2009) était un critique de film philippin et canadien.
Il enseignait à Manille à l’University of Asia and the Pacific et était connu pour son soutien indéfectible au cinéma indépendant philippin qu’il s’efforçait de faire connaître au public international. C’est, dit-il, le film « Batang West Side » de Lav Diaz qui a provoqué en lui le déclic. Il était également le rédacteur en chef du site cinéphile Criticine, considéré comme un des meilleurs magazines cinéphiles en ligne d’Asie du Sud Est.