Sortir en salles DEATH IN THE LAND OF ENCANTOS de Lav Diaz, soit 9h03 de film, relève d’un choix de distribution qui ne coulait pas de source, pour deux raisons :
- la durée du film tout d’abord -surtout parce que le film a été conçu à l’origine pour être vu dans la continuité, et en tant que distributeur nous souhaitions naturellement respecter l’intention du réalisateur. Mais c’était aussi inexorablement confiner le film à des lieux de diffusion spécifiques (musées, centres d’art contemporain, galeries, festivals etc.), ce qui ne correspond pas à notre vocation de distributeur qui est au contraire d’amener les films que nous défendons vers le grand public. Par ailleurs, il nous paraissait important de montrer le film dans les conditions idéales de la salle obscure, car l’expérience en immersion des films de Lav Diaz n’en est que plus ultime. Nous en avons donc discuté avec le réalisateur, qui a accepté le principe de la diffusion en trois parties (celles-ci n’étant bien évidemment pas découpées de manière arbitraire), l’objectif étant dans un premier temps d’amener le spectateur vers le cinéma de Lav Diaz, sans lui imposer un mode de diffusion qui serait exclusif.
- les conditions techniques du tournage du film étaient par ailleurs telles que la qualité de l’image et du son ne peuvent pas ne pas surprendre le spectateur qui serait légitimement habitué aux images 2K ou 4K et au son Dolby Digital 5.1 ou DTS des productions courantes. En effet, le film a été tourné en mini-DV, dans des conditions climatiques extrêmes, sans matériel d’éclairage additionnel ni accessoire de quelque nature. Lav Diaz s’est rendu avec sa petite caméra dans la région de Bicol au lendemain de la tragédie qui avait frappé la région (le typhon Durian, fin novembre 2006) pour témoigner de ce qui s’était passé. Le film est donc né de l’urgence, la nécessité, de témoigner. Il n’était donc pas question de chercher des fonds pour financer le film ou de trouver du meilleur matériel de tournage (ou de conservation des bandes). Il fallait être là. C’était le choix qu’avait fait Lav Diaz, d’abord seul, avant qu’il ne décide d’introduire de la fiction dans le film (cf. son entretien). Au final, la petite équipe ne comportait pas plus de 4-5 personnes, cumulant tous les postes de production.
Pour ces raisons, distribuer le film, et surtout le distribuer en salles, était un pari risqué, même en restaurant le film du mieux que nous pouvions à partir des seuls éléments disponibles (des cassettes mini DV NTSC…). Mais c’est en revoyant le film au cours de ce douloureux processus technique qu’il nous est paradoxalement paru évident que le film devait être montré en salles. Parce qu’au-delà du témoignage, DEATH IN THE LAND OF ENCANTOS est aussi un véritable film de cinéma, transcendant les aspects techniques et nécessitant l’immersion en salle obscure.
Le film étant cependant hors normes, il fallait également sortir du schéma de distribution classique. Il fallait décloisonner les modes de distribution afin d’atteindre non pas un public mais tous les publics, et amener les spectateurs à la conclusion inévitable que la meilleure façon de vivre le cinéma de Lav Diaz, c’est dans l’obscurité d’une salle de cinéma. Ce pourquoi le film est disponible en avant-première sur Mubi.com (plateforme qui a toujours défendu le cinéma de Lav Diaz) du 10 novembre au 9 décembre, afin que tous puissent avoir accès à DEATH IN THE LAND OF ENCANTOS, et saisissent l’occasion de revoir le film sur grand écran, dans l’obscurité d’une salle de cinéma donc, lorsque le film sortira au cinéma le 30 décembre. Nous avons nous-mêmes vécu cette expérience, donc nous savons que le visionnage préalable de DEATH IN THE LAND OF ENCANTOS en vidéo à la demande agit comme un puissant catalyseur qui pousse irrésistiblement vers la redécouverte du film en salle de cinéma. Le critique américain Robert Koehler le confirme d’ailleurs (en parlant précisément de DEATH IN THE LAND OF ENCANTOS) : “The only real way to be with Diaz’s cinema is to sit in a pitch-dark room, watch, and let the outside world peel and drop away.”*
*La seule façon véritable de voir un film de Lav Diaz c’est de s’asseoir dans une salle obscure et de laisser le monde extérieur s’estomper